Chögyam Trungpa Rinpoché (1939 – 1987)

Chögyam Trungpa Rinpoché

Chögyam Trungpa, Rinpoche, a été l’un des enseignants du bouddhisme les plus dynamiques du 20° siècle. Il a fait œuvre de pionnier en apportant les enseignements bouddhistes du Tibet en Occident et on lui attribue l’introduction de nombreux concepts bouddhistes importants dans la langue et la psyché anglaises d’une manière unique et nouvelle. Même une autorité telle que l’Oxford English Dictionary cite son usage du mot ‘ego’ dans une de ses définitions.

Il a fondé la première université d’inspiration bouddhiste en Amérique du Nord: l’Université Naropa. Il a fondé plus d’une centaine de centres de méditation à travers le monde. Il est l’auteur de plus d’une vingtaine de livres sur la méditation, le bouddhisme, la poésie, les arts et la voie Shambhala de l’art du guerrier. Il a fait venir de nombreux grands détenteurs de lignées tibétains en Amérique du Nord pour la première fois. Il a attiré à lui plusieurs milliers d’élèves qui ont continué à répandre ses enseignements et son héritage dans le nouveau millénaire.

Le Vidyadhara Chögyam Trungpa Rinpoche (1939 – 1987) était le onzième descendant de la lignée des tulkous Trungpa, maîtres importants de la lignée Kagyü, l’une des quatre écoles principales du bouddhisme tibétain, renommée pour l’importance particulière qu’elle accorde à la pratique de la méditation. En plus d’occuper une position-clé dans la lignée des maîtres Kagyü, Chögyam Trungpa a été aussi formé dans la tradition Nyingma, la plus ancienne des quatre écoles tibétaines, et il adhérait au mouvement Rimé – mouvement œcuménique (non-sectaire) du bouddhisme tibétain, dont le but était de rassembler et rendre disponibles tous les enseignements remarquables des différentes écoles, au-delà des rivalités sectaires. Pendant toute sa vie il a cherché à transmettre les enseignements qu’il avait reçus à l’audience la plus large possible.

Extrait de sa pensée.

Au-delà du matérialisme spirituel

    L’ego est capable de tout annexer à ses propres fins, y compris la spiritualité. Par exemple, si l’on a appris une technique de méditation ou une pratique spirituelle particulièrement bénéfique, il commence à la considérer avec fascination, puis il l’examine. Mais, en tout état de cause, comme l’ego est d’apparence solide et qu’il ne peut pas absorber véritablement quoi que ce soit, il se borne à imiter. Aussi s’efforce-t-il d’examiner et d’imiter la pratique de la méditation et le mode de vie spirituel. Lorsque l’on connaît toutes les ficelles et les réponses du jeu spirituel, on essaye automatiquement d’imiter la spiritualité, dès lors qu’un engagement véritable exigerait l’élimination complète de l’ego et qu’à vrai dire, abandonner complètement l’ego est bien la dernière chose que l’on souhaite faire. 

    Nous sommes venus ici étudier la spiritualité. Je crois à l’authenticité de cette recherche mais nous devons en questionner la nature. Le problème est que l’ego peut tout convertir à son propre usage, même la spiritualité. L’ego tente constamment d’acquérir et d’appliquer les enseignements spirituels à son propre bénéfice. Les enseignements sont abordés comme quelque chose d’extérieur– extérieur à moi – , une philosophie que l’on tâche d’imiter. Mais on ne souhaite pas réellement s’identifier avec les enseignements, devenir les enseignements. Alors, si notre maître parle de renoncer à l’ego, on essaye de mimer la renonciation. On fait les mouvements, les gestes appropriés, mais en fait on ne veut à aucun prix sacrifier le moindre élément de son mode de vie. On devient un acteur averti et, tandis que l’on demeure sourd et aveugle à la signification véritable des enseignements, on trouve quelque confort à faire semblant de suivre le sentier. 

    Il est important de voir que le point essentiel de toute pratique spirituelle est de sortir de la bureaucratie de l’ego, c’est-à-dire de ce constant désir qu’a l’ego d’une forme plus haute, plus spirituelle, plus transcendante du savoir, de la religion, de la vertu, de la discrimination, du confort, bref, de ce qui fait l’objet de sa quête particulière. Il faut sortir du matérialisme spirituel. Si nous n’en sortons pas, si nous en faisons notre pratique, nous nous doterons peut-être d’une vaste collection de sentiers spirituels, fort précieuse à notre avis. Nous avons tellement étudié ! Peut-être avons-nous étudié les philosophies occidentales ou les mystiques orientales, pratiqué le yoga ou même recueilli les enseignements de dizaines de grands maîtres. Nous sommes accomplis, car nous savons tellement de choses ! Nous sommes intimement persuadés d’avoir amassé un trésor de connaissances. Et, pourtant, à l’issue de cet itinéraire, il y a encore quelque chose à abandonner. Quel mystère ! Comment est-ce possible ? C’est impossible…hélas, c’est pourtant vrai. Ces trésors de connaissances, ces sommes d’expériences ne sont qu’un élément de la vitrine de l’ego, ils concourent à le rendre plus grandiose. Nous les affichons et, ce faisant, nous nous rassurons sur notre existence, confortable et sans risques, d’êtres  » spirituels « . 

   En fait, nous avons simplement monté une boutique, une boutique d’antiquités. Peut-être sommes-nous spécialisés dans les objets orientaux, les antiquités du Moyen-âge chrétien, ou les vieilleries de telle culture à telle époque, mais quoi qu’il en soit, nous sommes des boutiquiers. 
Le gourou.

    Il n’est d’aucun secours de prendre quelqu’un pour maître simplement parce qu’il est célèbre, parce qu’il s’est fait un nom en publiant des montagnes de livres et converti des milliers ou des millions de gens. Les critères sont bien plutôt les suivants : êtes-vous, oui ou non, véritablement capable de communiquer avec cette personne, de façon directe et profonde ? Jusqu’à quel point vous illusionnez-vous ? Si vous vous ouvrez véritablement à votre ami spirituel, alors vous pouvez travailler ensemble. Etes-vous en mesure de lui parler avec justesse et profondeur ? Sait-il quelque chose de vous ? Et sait-il quelque chose de lui-même, d’ailleurs ? Est-il réellement capable de voir à travers vos masques, de communiquer avec vous de façon juste et directe ? Voici quels paraissent être les critères lorsque l’on cherche un maître, plutôt que la renommée ou la sagesse. 

      Au sujet de la nécessité ou non d’avoir un  » maître « , des qualités qu’il doit ou ne doit pas avoir, des attitudes qui prouvent ou non son authenticité, on a écrit des milliers de livres et dévasté des hectares de forêt… en oubliant peut-être un peu vite que la vie de tous les jours, si nous y sommes attentifs, nous enseigne tout ce que nous avons besoin de savoir. Ne nous encourage-t-elle pas à chaque instant à nous déprendre de nos  » je-veux-je-ne-veux-pas « , à cesser de nous agripper à des nuages, pour  » être « , simplement…?

   Relation avec le gourou, suite…

    Il n’est pas question de trouver un maître sage à qui nous pourrons acheter ou voler sa sagesse. La véritable initiation implique que l’on se comporte de façon honnête, droite et directe avec l’ami spirituel et avec soi-même. Aussi avons-nous à faire quelque effort pour nous exposer, nous et les illusions que nous créons. Nous avons à lâcher prise et à exposer notre ego, avec ses qualités brutes et rudes. 

   Une telle ouverture n’implique aucune flatterie, nous n’avons pas à plaire à notre ami spirituel, ni à faire impression sur lui. La situation ressemble à celle où un médecin, réalisant que vous allez mal, vous fait quitter votre logis, en employant la force si besoin est, et vous opère sans anesthésie. Peut-être trouvez-vous le traitement trop violent et douloureux, mais alors vous commencez à réaliser combien coûte la communication réelle – le contact avec la vie. 

   Les dons financiers à une cause spirituelle, les contributions sous formes de travaux physiques,les relations avec un maître particulier, rien de tout cela ne signifie nécessairement que nous nous engageons vraiment à être ouverts. Il est plus probable que ce type d’engagement nous sert simplement à prouver que nous avons rejoint le clan des  » justes « . Le maître semble sage. Il sait ce qu’il fait et nous aimerions être de son côté, du côté sûr, du bon côté, pour garantir notre bien-être et notre succès. Mais une fois que nous nous sommes fixés à son côté, du côté de la santé, de la stabilité, de la sagesse, nous avons la surprise de découvrir que nous n’avons pas réussi le moins du monde à nous mettre en sécurité, parce que nous n’avons engagé que notre façade, notre visage, notre cuirasse. Nous ne nous sommes pas totalement engagés nous-mêmes. Nous sommes alors forcés d’ouvrir ce qu’il y a derrière. Avec horreur, nous constatons qu’il nous est impossible de nous sauver. (…) La cuirasse rembourrée que nous portions est déchirée de toutes parts. Il n’y a plus aucun endroit où se cacher. Bon sang ! Tout est découvert, notre prétention mesquine et notre égoïsme. Parvenus à ce point, nous réalisons sans doute que nos efforts maladroits pour rester masqués ont été sans effet d’un bout à l’autre. 

   C’est souvent le point où, découragé et furieux, l’élève fuit le maître. Le point aussi de se souvenir que  » deux ans à côtoyer un mauvais maître peuvent nous apprendre davantage que vingt ans de marche solitaire  » et que  » Si l’élève peut quitter le maître ; le maître, lui, ne peut jamais rejeter définitivement l’élève. « 

Toujours au sujet de la voie abrupte…

   Avons-nous réellement fait l’expérience de la nudité, de l’ouverture et du don ? C’est la question fondamentale. Il nous faut réellement lâcher prise, donner quelque chose, abandonner quelque chose, et c’est très douloureux. Il nous faut commencer à démanteler la structure fondamentale de cet ego que nous avons réussi à créer. Le processus du démantèlement, de l’ouverture, de l’abandon est le véritable processus d’apprentissage. Quelle part de cet ongle incarné qui tenaille notre chair avons-nous décidé d’ôter ? Il est fort vraisemblable que nous avons réussi à ne rien abandonner du tout. Tout ce que nous avons fait est rassembler, construire, ajouter couche après couche. Aussi le propos de la voie dure est-il fort effrayant. 

   Le problème est que nous cherchons une réponse facile et indolore. Mais ce type de solution est inopérant sur le sentier spirituel, sur lequel nous n’aurions peut-être pas dû nous engager. Mais une fois que nous y sommes, c’est dur, c’est douloureux, et nous allons en baver. Nous nous sommes engagés dans la souffrance consistant à nous exposer, à nous déshabiller, à donner notre peau, nos nerfs, notre cœur, notre cerveau, jusqu’à ce que nous soyons offerts à l’univers. Rien ne doit rester. Ce sera terrible, crucifiant, mais c’est comme ça. 

L’avertissement n’est pas nouveau ! Pour preuve cet ancien chant perse cité par Irina Tweedie dans » L’abîme de feu « .

 » Si j’avais su combien l’Amour est douloureux,
je serais resté à l’entrée de la Voie de l’Amour.
J’aurais proclamé avec un tambour :
Eloignez-vous ! Partez loin !
Ce voyage est sans retour,
une fois engagé on reste là – seul et sans aide.
Mais vous qui êtes encore dehors,
regardez bien !
Réfléchissez avant d’entrer
combien il est difficile – et douloureux
de marcher sur le Chemin de l’Amour ! « 

   ** Cf :  » Ce qui vous est le plus cher doit disparaître !  » (What is dearest to you must go !), disait le maître soufi d’Irina Tweedie dans l’ouvrage cité.
Question :  » Si la voie véritablement dure consiste à m’abandonner, dois-je accepter de m’abandonner à ce que je considère être mal, sachant que je puis prendre des coups ? « 

Réponse :  » S’ouvrir ne signifie pas accueillir en martyr toutes les menaces qui surviennent. Il n’est pas nécessaire de rester sur la voie de chemin de fer lorsqu’arrive le train pour s’ouvrir au train. Ce serait la voie de l’héroïsme, la fausse voie dure. A chaque fois que nous rencontrons quelque chose que nous considérions comme  » mal « , l’autoprotection de l’ego s’en trouve menacée. Et nous sommes tellement occupés à préserver notre existence en face de cette menace que nous ne pouvons pas du tout voir la chose clairement. Pour nous ouvrir, il nous faut pourfendre notre désir de préserver notre existence propre. Alors nous pouvons voir la situation clairement, telle qu’elle est, et avoir une action juste. « 

 Au sujet de la psychothérapie.

Si dans la psychothérapie, on met l’accent sur la vie du moment présent, non seulement en ce qui concerne l’expression verbale et les pensées, mais aussi en termes d’expérience véritable des émotions et des sentiments, alors je crois que l’on peut atteindre une méthode de travail très équilibrée. Malheureusement, il y a de nombreux types de psychothérapies et de nombreux psychothérapeutes occupés à se vérifier eux-mêmes et à vérifier leurs théories plutôt qu’à travailler sur ce qui est. En fait, le travail sur ce qui est les effraie. 

On trouvera une intéressante remise en question de la psychothérapie et des psychothérapeutes dans : » Krishnamurti, Rajneesh, C.G.Jung  » de Ian Foudraine. Le voyage intérieur – Paris 1992.

 La voie ouverte.

Une fois que l’on s’est ouvert, que l’on a tout abandonné, que l’on a cessé de faire référence au critère fondamental de  » je suis en train de faire ceci, je suis en train de faire cela « , que l’on ne se réfère plus à soi, alors toutes les situations liées au maintient de l’ego ou à l’accumulation s’évanouissent d’elles-mêmes. (…) Alors on s’ouvre encore plus. On ne considère plus que quoi que ce soit doive être rejeté ou accepté ; on va, tout simplement, avec chaque situation. On ne fait plus l’expérience de la guerre ; il n’y a plus ni ennemi à vaincre ni but à atteindre. On n’est plus obsédé par l’accumulation ni par le don. Plus d’espoir ni de crainte. C’est le développement de la connaissance transcendantale, la capacité de voir les situations telles qu’elles sont. 

   Les écritures mahayana distinguent les êtres qui sont complètement prêts à s’ouvrir, ceux qui le sont presque et ceux qui en ont la potentialité. Les êtres qui en ont la potentialité sont des intellectuels, que le sujet intéresse, mais qui ne laissent pas à cet instinct suffisamment de place pour jaillir. Ceux qui sont presque prêts ont l’esprit tout à fait ouvert, mais ils s’observent plus qu’il n’est nécessaire. Ceux, enfin, qui sont complètement prêts à s’ouvrir ont entendu la formule secrète, le mot de passe :  » quelqu’un l’a déjà fait, quelqu’un a déjà traversé, c’est le sentier ouvert.  » Dès lors, sans considérer comment ou quand ou pourquoi, ouvrez-vous, simplement. « 

   Mais juste avant ce grand saut, il est une étape que Trungpa aborde un peu plus loin :

   Le Sentier du Bodhisattva est divisé en dix étapes et cinq sentiers. A la fin du dernier sentier, à la dixième étape, vous entr’apercevez soudainement que vous allez donner naissance à l’état d’esprit éveillé, que vous allez actionner le déclic, lorsque quelque chose vous repousse. Vous réalisez alors que la seule chose qui vous retient est qu’il faut abandonner la tentative. C’est la mort du désir

Quelques mots sur la compassion.

  Pour la façon de penser conventionnelle, la compassion signifie simplement être gentil et chaleureux. Les écritures parlent de cette sorte de compassion comme d’un  » amour de grand-mère. On peut s’attendre à ce que la personne qui pratique ce type de compassion soit extrêmement douce et gentille, elle ne ferait pas de mal à une mouche (…) mais la véritable compassion estimpitoyable du point de vue de l’ego, parce qu’elle ne prend pas en considération la tendance de l’ego à se maintenir. Elle ne tient pas compte des tentatives simplistes et maladroites de l’ego en vue d’assurer son propre confort.

   L’énergie soudaine de la compassion sans pitié nous arrache à notre confort et à notre sécurité, nous secoue de nos styles de vie réguliers, répétitifs et confortables. La méditation ne consiste pas simplement à être une personne honnête et bonne dans le sens conventionnel. Il nous faut commencer à devenir compatissants et sages dans le sens fondamental, ouverts et en relation avec le monde tel qu’il est. 

Extraits tirés de  » Pratique de la Voie tibétaine  » Publié par les éditions du Seuil, Paris l976.

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